Les Funérailles de la Foire (Jacques-Philippe D’ORNEVAL - Alain-René LESAGE)

Pièce en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 octobre 1718.

 

Personnages

 

LA FOIRE, Pierrot

L’OPÉRA, Arlequin

LA COMÉDIE FRANÇAISE

LA COMÉDIE ITALIENNE

LE DOCTEUR

SCARAMOUCHE

MEZZETIN

COLOMBIN.

MONSIEUR VAUDEVILLE, poète de l’Opéra comique

MONSIEUR CRAQUET, médecin

MONSIEUR BONTOUR, notaire

SUIVANTS des deux comédies

TROUPE DOCTEURS FORAINS

 

La Scène est dans la salle de l’Opéra-comique.

 

Le théâtre représente la salle de l’Opéra-comique.

 

 

Scène première

 

LA FOIRE, SCARAMOUCHE, MEZZETI

 

SCARAMOUCHE.

Pourquoi depuis huit jours êtes-vous plongée dans la mélancolie ?

LA FOIRE, soupirant.

Ouf !

MEZZETIN.

Vous soupirez ?

SCARAMOUCHE.

À peine daignez-vous regarder vos plus chers enfants.

LA FOIRE, soupirant encore.

Ahi !

MEZZETIN.

Air n° 5, ou Je l’ai planté, je l’ai vu naître.

Hé ! d’où vous vient cette humeur noire
Quand tout succède à vos désirs ?
Dites-nous, madame la Foire,
Quels sont vos secrets déplaisirs.

LA FOIRE.

Air n° 154, ou Bonsoir, ma douce et belle amie.

Hélas !

MEZZETIN.

Parlez sans vous contraindre.
N’augmentez point nos terreurs.

LA FOIRE.

Ah ! vous avez sujet de craindre !
C’est pour vous que je verse des pleurs.

SCARAMOUCHE.

Air n° 31, ou des Folies d’Espagne.

Quoi ! c’est pour nous que votre cœur soupire !

LA FOIRE.

Oui, mes amis, vous faites mon tourment.
Je suis bien mal ; et s’il faut vous le dire,
Enfin je touche à mon dernier moment.

MEZZETIN.

Ciel ! qu’entends-je !

SCARAMOUCHE.

Que dites-vous ?

MEZZETIN.

Air n° 155 ou Au clair de la lune.

Comment, votre vie
Va finir son cours !

SCARAMOUCHE.

Quelle maladie
Menace vos jours ?

LA FOIRE.

Le mal qui me ronge,
Et qui me détruit,
Est l’effet d’un songe
Que j’eus l’autre nuit.

MEZZETIN.

Sachons ce que c’est.

SCARAMOUCHE.

Contez-le nous.

LA FOIRE.

Air n° 156, ou Vous me grondez d’un ton sévère.

J’aperçus les deux Comédies[1]
Qui vinrent me charger de coups ;
Puis sous la forme de deux loups
Je vis tout à coup ces furies
Qui s’apprêtaient à me manger.
Je me réveille en ce danger.

Mais, à mon réveil, je me suis sentie saisie d’un mal réel, qui n’a fait qu’augmenter depuis ce temps-là.

SCARAMOUCHE.

Vous devriez appeler des médecins.

LA FOIRE.

J’en ai déjà consulté deux, qui m’ont abandonnée. J’en attends un troisième, dont on m’a vanté la capacité ; c’est ce fameux M. Craquet, qui demeure dans la rue des Fossoyeurs.

MEZZETIN.

Le voilà, sans doute.

LA FOIRE.

Apparemment.

 

 

Scène II

 

LA FOIRE, MEZZETIN, SCARAMOUCHE, MONSIEUR CRAQUET, médecin

 

MONSIEUR CRAQUET, à la Foire.

Madame, on m’est venu chercher de votre part ; et, à vous voir seulement, je juge que ce n’est pas sans raison.

SCARAMOUCHE.

Vous êtes bien pénétrant !

MONSIEUR CRAQUET.

Apprenez, mon ami, que la pénétration est héréditaire dans notre famille. J’ai, par exemple, un frère procureur en Normandie, qui sur l’étiquette d’un sac vous ferait le rapport d’un procès.

LA FOIRE.

Quoi ! vous connaîtriez déjà mon mal !

MONSIEUR CRAQUET.

Air n° 36, ou De tous les capucins du monde.

Je découvre dans la machine
Les maux avant leur origine.

MEZZETIN.

Parbleu ! docteur, j’en suis surpris.
Hippocrate eut moins de doctrine.

LA FOIRE.

Vous n’avez donc point à Paris
Fait votre cours de médecine ?

MONSIEUR CRAQUET.

Oh ! pour cela, non ; je suis de la faculté de Montpellier. Çà, donnez-moi un peu votre bras.

Après lui avoir tâté le pouls.

Hom ! voilà un pouls qui menace ruine !

SCARAMOUCHE.

Tubleu ! quel docteur !

MEZZETIN.

Malepeste ! que dit-il ?

MONSIEUR CRAQUET.

Je devine la cause de votre maladie.

Air n° 19, ou Je suis encor dans mon printemps.

Dans votre enfance, je vois bien
Que vous viviez de grosse viande.

LA FOIRE.

Monsieur, pour ne vous cacher rien,
D’abord je n’étais pas friande ;
Mais à présent à mes repas
Il me faut des mets délicats.

MONSIEUR CRAQUET.

Justement. À mesure que votre nourriture a été moins grossière, vous n’avez pas joui d’une parfaite santé, n’est-ce pas ?

LA FOIRE.

Oh ! vraiment, non. J’ai été attaquée plusieurs fois de maladies assez violentes.

Air n° 143, ou Nous sommes précepteurs d’amour.

J’ai souffert cent mille tourments :
J’ai cru que j’en deviendrais folle ;
Et, malgré les médicaments,
J’ai souvent perdu la parole.

MEZZETIN.

Nous l’avons bien des fois tenue pour morte.

SCARAMOUCHE.

Les fréquentes saignées[2] l’ont sauvée.

LA FOIRE.

Oui ; mais elles m’ont diablement affaiblie.

MONSIEUR CRAQUET.

M’y voilà. Ce sont les viandes délicates qui vous ont perdue ; elles ont causé de mauvaises humeurs, qui ont peu à peu ruiné votre tempérament. En un mot, il ne fallait point changer vos premiers aliments ; vous ne seriez pas, comme vous l’êtes, un corps confisqué.

LA FOIRE.

Air n° 80, ou Qu’auprès d’un jeune homme on étale.

Avec toute votre science,
Vous me laisez sans espérance.

MEZZETIN, à M. Craquet.

Du trépas si vous la sauvez,
Vous allez vous couvrir de gloire.

MONSIEUR CRAQUET.

Je ne le puis.

SCARAMOUCHE.

Quoi ! vous n’avez
Point de remède pour la Foire ?

MONSIEUR CRAQUET.

Air n° 157, ou Adieu, paniers, vendanges sont faites.

J’offrirais en vain mes recettes,
Tous mes soins seraient superflus.
Dans vos jeux on ne rira plus :
Adieu, paniers, vendanges sont faites.
Ne songez qu’à mettre ordre à vos affaires.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LA FOIRE, SCARAMOUCHE, MEZZETIN

 

Scaramouche et Mezzetin pleurent.

MEZZETIN.

Air n° 158, ou Des Triolets.

Notre malheur est donc certain !
Nous allons perdre notre mère.

SCARAMOUCHE.

Que ferons-nous, cher Mezzetin ?

MEZZETIN.

Notre malheur est donc certain !

LA FOIRE.

Je veux vous ménager du pain
Par un testament salutaire.

SCARAMOUCHE.

Notre malheur est donc certain.

LA FOIRE, à Mezzetin.

Allez me chercher un notaire.

Vous, Scaramouche, en allant chez mon cousin l’Opéra, passez chez les Comédies française et italienne. Dites-leur que je les prie de se rendre ici tout à l’heure ; je veux, avant que de mourir, me réconcilier avec ces deux ennemies.

Scaramouche et Mezzetin sortent.

 

 

Scène IV

 

LA FOIRE, MONSIEUR VAUDEVILLE, poète

 

MONSIEUR VAUDEVILLE.

Air n° 28, ou Allons, gai, d’un air gai.

Ayez l’âme contente ;
J’apporte ici, maman,
Une pièce brillante...
Ma foi, c’est du nanan.
Allons, gai,
D’un air gai,
etc.

LA FOIRE, soupirant.

Ah !

MONSIEUR VAUDEVILLE, lui montrant un cahier.

Air n° 111, ou De Paris jusqu’au Mississipi.

Ma pièce enlèvera tous les cœurs,
Charmera Paris, malgré les censeurs.
Ce n’est point un morceau de farceurs.
J’y fais triompher surtout vos danseurs.
Bonne musique,
Fine critique,
Le tout y pique,
Et flatte le goût des vrais connaisseurs.

LA FOIRE.

C’est de la moutarde après dîner.

MONSIEUR VAUDEVILLE.

Que m’apprenez-vous ?

LA FOIRE.

Air n° 9, ou Livrons-nous à la tendresse.

Mon cher monsieur Vaudeville,
Portez votre pièce ailleurs ;
Elle m’est fort inutile
À présent que je me meurs.

MONSIEUR VAUDEVILLE.

Ô ciel !

LA FOIRE.

Voyez encor votre ouvrage ;
Mettez y du verbiage ;
Peut-être qu’il conviendra
À mon cousin l’Opéra.

MONSIEUR VAUDEVILLE, tristement.

Air n° 70, ou Daigne écouter l’amant fidèle et tendre.

Quoi ! faut-il donc que la Foire périsse !

LA FOIRE.

Oui, c’en est fait ; je me sens aux abois :
C’est le destin qui veut que je finisse.
Embrassons-nous pour la dernière fois.

La Foire embrasse M. Vaudeville, qui se retire avec toutes les marques d’une profonde douleur.

 

 

Scène V

 

LA FOIRE, MONSIEUR BONTOUR, notaire

 

LA FOIRE.

Approchez, monsieur Bontour ; je vous attendais.

MONSIEUR BONTOUR.

Madame, je suis bien fâché de vous voir dans l’état.

LA FOIRE.

Eh ! monsieur, laissons cela. Hâtez-vous, je vous prie, d’écrire mes dernières volontés.

MONSIEUR BONTOUR, se disposant à instrumenter sur une table.

J’ai déjà commencé l’acte.

Il lit.

Par-devant nous, Mathieu Bontour, et cætera, fut présente honorable et discrète personne damoiselle Perrette la Foire, et cætera... Vous n’avez présentement qu’à me dicter.

Air n° 19, ou Je suis encor dans mon printemps.

Pour légataire universel.
Qui nommez-vous, mademoiselle ?

LA FOIRE.

Je prends, du côté maternel,
Mon oncle Jean Polichinelle ;
Et mon cher cousin l’Opéra
D’exécuteur me servira.

Même air.

Primo. Je donne à mes auteurs,
Dont j’ai mal payé l’honoraire,
Mille écus, que mes airs flatteurs
À nos traités ont su soustraire :
Argent qu’ils n’auraient, sur ma foi,
De mon vivant reçu de moi.

Air n° 32, Chantez, dansez, amusez-vous.

Item. Je lègue à mes acteurs
Qui vont jouer dans les provinces,
Pour mieux plaire à leurs spectateurs,
Et bien représenter des princes,
Vieux taffetas, toile, basin.
Tous les chiffons du magasin.

Air n° 36, ou De tous tes capucins du monde.

Pour ceux qu’on rebute en campagne,
Aux acteurs du roi de Cocagne[3]
Je les donne, et par là je veux
Montrer que je meurs leur amie.
Ces gens peuvent être avec eux,
Sans déparer lu compagnie.

Même air.

Item. La troupe italienne,
Pour que de moi l’on se soutienne,
Aura soin de donner du bas.
Je lui laisse mes bagatelles,
Pour en faire, après mon trépas,
Des pièces françaises nouvelles.

Item. Et voici le grand item.

Air n° 46, ou De Joconde.

Comme après moi sur le pavé
Je laisse quelques filles,
Dont l’honneur s’est bien conservé,
Quoiqu’elles soient gentilles,
Je crois que mon cousin voudra
Les prendre à mon instance.
Leurs bonnes mœurs à l’Opéra
Seront en assurance.

Voilà tout, monsieur Bontour.

MONSIEUR BONTOUR.

Fait et passé, et cætera... Madame, vous n’avez qu’à signer.

LA FOIRE, signant, et prononçant et cætera, comme s’il y avait et se taira.

La Foire, et cætera.

Se levant de son fauteuil.

Menez-moi dans mon cabinet, je vais vous payer vos vacations.

Elle s’appuie sur M. Bontour, et s’en va.

 

 

Scène VI

 

SCARAMOUCHE, LA COMÉDIE FRANÇAISE, LA COMÉDIE ITALIENNE

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, à Scaramouche.

Allez, mon ami, avertissez votre maîtresse que les deux Comédies sont ici.

Scaramouche les salue avec respect, et va avertir la Foire.

 

 

Scène VII

 

LES DEUX COMÉDIES

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, déclamant.

Affectons à ses yeux une grande tristesse ;
Faisons même paraître une fausse tendresse.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Oh ! cela ne me coûtera rien.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Ni à moi, je vous assure.

Air n° 159, ou Ah ! Robin, tais-toi.

Plus mon cœur ressent de haine,
Plus il marque d’amitié.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Je suis sur le même pied :
C’est la mode italienne.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

L’usage en est doux.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

J’en connais (3 fois.) bien d’autres qui font comme nous.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

De quoi riez-vous donc ?

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Air n° 160, ou Pour toucher son Isabelle.

C’est de la douleur mortelle
Que le trépas de la belle
Va causer à l’Opéra, a, a, a,
etc.
La perte qu’il fait en elle
À coup sûr l’abîmera, a, a, a,
etc.
La perte qu’il fait en elle
À coup sûr l’abîmera, a, a, a,
etc.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Votre cœur s’épanouit, ma mignonne.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Je nage dans la joie.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Vous haïssez clone bien l’Opéra ?

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Air n° 100, ou Malgré l’éclat de l’opulence. (Jeannot et Collin.)

Ajoutez une syllabe au premier vers.

Plus que vous ne pouvez croire
Je déteste ce fripon-là.
Je dis plus : c’était l’Opéra
Que je poursuivais dans la Foire.
Oui, vraiment, c’était l’opéra
Que je poursuivais dans la Foire.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Je ne m’étonne plus à présent que vous vous soyez donné tant de mouvement. Mais la Foire paraît. Jouons bien notre personnage.

 

 

Scène VIII

 

LE DEUX COMÉDIES, LA FOIRE

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, à la Foire.

Air n° 80, ou Qu’auprès d’un jeune homme on étale.

L’état où je vous vois, madame,
En vérité, me perce l’âme.

LA FOIRE.

Oublions ici nos débats.
Embrasions-nous, je vous supplie.

LA COMÉDIE ITALIENNE, embrassant la Foire.

Je mets tout ressentiment bas.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, l’embrassant aussi.

Votre mort nous réconcilie.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Mi dispiace molto di veder vo’ signoria in cosi gran pericoto.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Je suis ravie que cette occasion se présente de nous raccommoder.

LA FOIRE, à la Comédie française.

Vous êtes trop généreuse ! Me pardonnez-vous, madame,

Air n° 42, ou Jupiter, prête-moi ta foudre.

D’avoir par mes traits de satire
Détaché de vous tant de gens,
Et d’avoir quelquefois fait rire
Toute la ville à vos dépens ?

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Ne parlons point de cela.

LA FOIRE, à la Comédie italienne.

Madame l’Italienne,

Air n° 3, ou Je l’ai planté, je l’ai vu naître.

La mort termine nos querelles ;
Ne soyez donc plus en courroux,
Si j’ai de mes pièces nouvelles
Plus retiré d’argent que vous.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

J’oublie le pissé en faveur de l’avenir.

LA FOIRE, à la Comédie française.

Je forme des vœux pour vous.

Air n° 7, ou Tu croyais, en aimant Colette.

Que le public, rendant justice
À tous vos antiques morceaux,
Coure chez vous, les applaudisse
Sans en demander de nouveaux.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Il aura beau en demander, il n’en aura, ma foi, guère.

LA FOIRE, à la Comédie italienne.

Et vous, madame,

Air n° 51, ou Il n’est qu’un pas du mal au bien.

N’ayez plus de jalousie,
Mon trépas va vous soutenir.
Par lui vous pourrez obtenir
À Paris droit de bourgeoisie.
N’ayez plus de jalousie ;
Mon trépas va vous soutenir.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Je le souhaite.

LA COMÉDIE FRANÇAISE, à la Comédie italienne.

Air n° 12, ou Réveillez-vous, belle endormie.

Retirons-nous. Je vois paraître
Monsieur l’Opéra dans ces lieux.

À la Foire.

Vous serez bien aise peut-être,
Qu’on ne trouble point vos adieux.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Adieu, madame, bon voyage.

 

 

Scène IX

 

LA FOIRE, L’OPÉRA

 

L’OPÉRA.

Air n° 98, ou Allez-vous-en, gens de la noce.

On m’a dit, madame la Foire,
Que vous allez mourir.

LA FOIRE.

Hélas !

L’OPÉRA.

Ma foi, je ne le puis croire.

LA FOIRE.

Mon cher ami, n’en doutez pas :
Je suis bien bas,
Je suis bien bas.

L’OPÉRA.

Allez, allez.

Vous aurez encore la victoire
Cette fois-ci sur le trépas.

Prenez courage : Jeunesse revient de loin. Je vous ai vue aussi malade.

LA FOIRE.

Il est vrai, j’ai eu beaucoup d’assauts en ma vie ; mais j’avais le cœur bon. Aujourd’hui je sens bien qu’il faut sauter le fossé.

Air n° 161, ou Parodie d’Armide.

Je vois de près la mort qui me menace ;
Et quelque chose que l’on fasse,
Je vais passer par le triste bateau.
En mourant, je serais ravie,
Si je voyais, cousin, votre scène servie
Par quelque bon auteur nouveau :
Sans me plaindre du sort, je cesserais de vivre ;
Mais ce plaisir ne peut me suivre
Dans l’affreuse nuit du tombeau[4].

L’OPÉRA.

Vous avez l’imagination frappée ; c’est votre plus grand mal.

LA FOIRE, déclamant sur le ton de l’actrice qui joue le rôle de Phèdre.

Non, non, écoutez-moi. Les moments me sont chers[5]
Il n’est que trop certain, cousin, que je vous perds.
Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage ;
Et mes sens affaiblis.

Elle s’évanouit.

L’OPÉRA, déclamant.

Vous changez de visage !
Peste ! c’est tout de bon ! Ah ! craignons pour ses jours.
Et par rapport à moi donnons-lui du secours.

L’Opéra lui frotte les narines d’eau de la reine de Hongrie.

LA FOIRE, rappelant ses esprits.

Ah !

L’OPÉRA.

Air n° 162, ou Tendre fruit des pleurs de l’Aurore.

Qu’à votre mal je m’intéresse !
Mon triste cœur en soupire, en gémit.

LA FOIRE.

Je vois bien ou le bât vous blesse.

L’OPÉRA.

Quel malheur ! (bis.) ma caisse en frémit.

Air n° 163, ou Fous pleurez, vous pleurez. (d’Alceste.)

Sans la Foire, sans ses ducats[6],
Croyez-vous que je puisse vivre ?

LA FOIRE.

Mon cher, il faut sauter le pas.

L’OPÉRA.

Hélas ! je vais bientôt vous suivre.
Sans la Foire, sans ses ducats,
Croyez-vous que je puisse vivre ?

L’Opéra se met à pleurer.

LA FOIRE.

Mon cher ami, ne pleurez pas ;
Mon argent ne vaut point vos larmes.

L’OPÉRA.

Est-ce là ce traité si doux, si plein d’appas,
Qui nous promettait tant de charmes ?

LA FOIRE.

Mon cousin, vous pleurez.

L’OPÉRA.

Cousine, vous mourez.

Ensemble (les deux vers suivants).

LA FOIRE.

Vous pleurez, vous pleurez, vous pleurez.

L’OPÉRA.

Vous mourez, vous mourez, vous mourez.

LA FOIRE.

Se peut-il que le ciel permette
Que la Foire et son cher Admète
Soient ainsi séparés !

L’OPÉRA.

Ma poulette !

LA FOIRE.

Mon poulet !

L’OPÉRA.

Ma poulette !

Ensemble (les deux vers suivants).

LA FOIRE.

Vous pleurez.

L’OPÉRA.

Vous mourez.

LA FOIRE, déclamant.

Ah ! j’expire ! je sens que le mortel frisson
Me saisit.

L’OPÉRA.

Justes dieux !

LA FOIRE.

Approche, mon garçon.
Dans ce dernier moment où tu lis ta ruine,
Viens, avance, reçois l’âme de ta cousine.

Elle tombe mourante dans les bras de l’Opéra.

L’OPÉRA, aux spectateurs.

Équitables témoins de mes vives douleurs,
Plaignez mon infortune et soyez mes vengeurs.

Il emporte la Foire derrière le théâtre, d’où l’on voit sortir le docteur.

 

 

Scène X

 

LE DOCTEUR, seul

 

Air n° 164, ou C’en est fait, il faut que je meure. (d’Alceste.)

Hélas ! hélas !
La Foire est à sa dernière heure !
C’en est l’ait, il faut qu’elle meure.
Que tout sente ici son trépas.
Hélas ! hélas !

CHŒUR D’ACTEURS FORAINS, qu’on ne voit point.

Hélas ! hélas ! hélas !

 

 

Scène XI

 

LA POMPE FUNÈBRE

 

TOUS LES ACTEURS FORAINS avec des crêpes, et L’OPÉRA aussi en crêpe DES PLEUREUSES

 

L’Opéra mène le deuil ; ils s’avancent tous d’un pas lent et conforme à leur tristesse, pendant que l’orchestre joue la marche d’Alceste.

COLOMBINE.

Air n° 165, ou La mort barbare. (d’Alceste.)

La Foire est morte[7].

CHŒUR.

La Foire est morte.

COLOMBINE.

La Foire a satisfait au cothurne en courroux.
Superbes ennemis, quel triomphe pour vous !
Si la Foire eût vécu, vous fermiez votre porte.
La Foire est morte.

CHŒUR.

La Foire est morte.

COLOMBINE.

La mort barbare                         } (bis.)
Détruit aujourd’hui tous les ris. }
Déjà de tout Paris                       }
(bis.)
J’aperçois l’ennui qui s’empare }
La mort barbare
Détruit aujourd’hui tous les ris.
La Foire est morte.

CHŒUR.

La Foire est morte.

L’OPÉRA, aux spectateurs.

Public, dans ce malheur, qui nous regarde tous,
Maudissez les Romains[8], et dites avec nous :
Que le grand diable les emporte.

COLOMBINE.

La Foire est morte.

CHŒUR, en se retirant.

La Foire est morte.

 

 

Scène XII

 

LA COMÉDIE FRANÇAISE, LA COMÉDIE ITALIENNE, SUIVANTS des deux Comédies

 

L’orchestre joue l’air n° 166, ou Elle est morte, la vache à Panier.

LES DEUX COMÉDIES entrent en chantant, après la symphonie, l’air qu’elle a joué.

Elle est morte, la vache à Panier,
Elle est morte, il n’en faut plus parler.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Nous en voilà donc enfin débarrassées.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

Oui, grâces au ciel.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Air n° 84, ou Nous n’avons qu’un temps à vivre.

Dansons, tout nous y convie.
Ce jour change notre sort :
La Foire, notre ennemie,
Le rend heureux par sa mort.

Les suivants des deux Comédies forment une danse qui est coupée par ce branle.

Branle.

Premier couplet.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Air n° 167, ou Adieu donc, dame Françoise.

Cette Foire extravagante
Sans cesse excitait des ris,
Et dégoûtait tout Paris
De notre scène savante.
Il aura beau mourir d’ennui,
Il viendra chez nous malgré lui.

CHŒUR DES SUIVANTS des deux comédies.

Il aura beau mourir d’ennui,
Il viendra chez nous malgré lui.

Second couplet.

LA COMÉDIE ITALIENNE.

On n’aimait plus nos parades ;
Ces forains esprits follets
Par le sel de leurs couplets
Au public nous rendaient fades.
Il aura beau mourir d’ennui,
Il viendra chez nous malgré lui.

CHŒUR.

Il aura beau, etc.

Troisième couplet.

LA COMÉDIE FRANÇAISE.

Ces animaux sur la scène
Nous appelaient paresseux ;
Le public parlait comme eux ;
Mais, par ma foi, pour sa peine,
Nous le ferons mourir d’ennui,
À moins qu’il ne reste chez lui.

CHŒUR.

Nous le ferons, etc.

On reprend la danse, qui finit la pièce.


[1] La Comédie française et la Comédie italienne.

[2] Les rétributions payées à l’Opéra.

[3] Le Roi de Cocagne comédie de Legrand, ce fut représenté pour la première fois que le 31 décembre 1718.

[4] Ces vers sont parodiés d’Armide, acte l, scène II.

[5] Parodie de quelques vers de Phèdre, acte V, scène dernière.

[6] Parodie de vers d’Alceste, acte II, scène VIII.

[7] Parodie d’Alceste, acte III, scène III.

[8] Ce mot désigne les comédiens Français.

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